| Fervent
défenseur du multiculturalisme,
Alireza Mashayekhi
est une figure incontournable de la musique contemporaine iranienne. Peu de
temps après la révolution islamique, alors qu'il est installé au États-Unis,
et que sa carrière s'épanouit pleinement en occident, il décide de retourner
à Téhéran où il s'emploie à faire vivre le département de musique de
l'Université des beaux-arts. Il crée un véritable laboratoire, enseigne la
composition et fonde son fameux Orchestre pour la musique nouvelle,
constitué essentiellement d'instruments traditionnels persans.
Alireza
Mashayekhi déploie une énergie considérable pour collaborer avec des
artistes étrangers. Ainsi, en 2004 puis en 2007, il invite la violoncelliste
Marie-Thérèse Grisenti et le pianiste Marc Vitantonio à jouer à Téhéran en
duo, en solo, et accompagnés par l’Orchestre iranien pour la musique
nouvelle.
Le duo garde un grand souvenir de ces
expériences, des sons caractérisés des instruments traditionnels persans
avec lesquels ils ont dialogué, et de l’atmosphère si particulière de ces
rencontres.
En 2017, le projet d’enregistrement de l’œuvre pour violoncelle et piano d’Alireza
Mashayekhi par le duo Grisenti Vitantonio est lancé. C’est entre Paris et
Téhéran, non sans quelques difficultés liées aux spécificités que l’Iran
impose par son régime politique, que ce projet prend forme.
Nous vous proposons de
découvrir cet univers sonore, et de lire les témoignages du
duo.
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Prise de son
réalisée par
Judith Carpentier–Dupont,
à l’auditorium Marcel Landowski du CCR de Paris.
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Direction artistique
: Judith Carpentier-Dupont,
Sanam Gharachehdaghi
et
Alireza Mashayekhi.
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Montage réalisé à Téhéran, au studio Pop, par
Hamidreza Adab.
| Marie-Thérèse Grisenti joue son violoncelle, construit par
Frank Ravatin en 1999
et son archet de Tibor Kovacs.
| Marc Vitantonio joue un piano Steinway accordé par
Masahiko Kuriki.
| Remerciements sincères à Chantal Ducoux
pour ses conseils en communication et à Xavier Delette,
directeur du CRR de Paris, pour son accueil.
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Rencontre dévoilée
Ma carrière de pédagogue est jalonnée de belles rencontres. Il y a quelques
années, j’ai enseigné le violoncelle à une jeune fille iranienne. En lui
proposant d’inclure une œuvre de musique contemporaine iranienne au
programme de son concours de fin d’études, j’ai été frappée par la qualité
et l’expression particulière de l’œuvre pour violoncelle seul d’Alireza
Mashayekhi qu’elle avait choisi de jouer. Ce fut mon premier contact avec la
musique de ce compositeur, et de façon aussi directe, avec la culture
iranienne.
En remerciement pour l’intérêt que j’ai porté à son œuvre,
Alireza
Mashayekhi m'a dédié Meta X, une œuvre pour violoncelle et orchestre
d’instruments traditionnels persans. J’ai eu le plaisir de créer cette œuvre
remarquable sous sa direction à Téhéran, en 2004. De là est née une longue
et passionnante collaboration entre nous : Sanam Gharachehdaghi, mon
étudiante d'alors, violoncelliste et compositrice, Alireza Mashayekhi, compositeur
et chef d’orchestre, et le pianiste Marc Vitantonio avec qui je forme un
duo, et partage ma vie depuis bientôt vingt ans.
La musique d’Alireza Mashayekhi est extrêmement touchante, elle ose la force
des contrastes, tisse un lien entre l’ancien et l’actuel, offre la liberté
de quelques improvisations en opposition avec l’emploi de motifs rythmiques
obsessionnels. Elle invite l’interprète à façonner son chemin en enchaînant
dans un ordre aléatoire des motifs fermement cloisonnés dans des « box ».
Les lignes mélodiques et la hauteur des chants qui se dégagent de cette
musique sont des appels, des volutes sonores parfois violemment interrompues
par la verticalité de motifs percussifs ou par l’irruption de sons saturés
qui bousculent le discours musical. Les textures si particulières de la
musique d’Alireza Mashayekhi me sont apparues avec plus de clarté quand j’ai
vu, respiré et senti ce pays si troublant. Ce que j’ai vécu en Iran est à la
fois précieux et effrayant.
En acceptant pour quelques jours de me soumettre aux lois islamiques, j’ai
ressenti la perte de l’inestimable bien que représente le droit à la
liberté. J’ai vécu cette absence comme une maladie, qui rappelle qu’il
est si bon de se sentir en pleine santé. J’ai choisi d’accepter cette
situation, qui n’était pour moi que passagère, car je souhaitais partager la
musique et répondre à une invitation qui – comme l’expérience me l’a
confirmé – appelait à la communication entre deux mondes.
L’hospitalité du peuple iranien n’est pas une légende et tout était
parfaitement organisé : le logement sur le campus de l’université dans de
confortables appartements, la livraison de succulents repas, les taxis, les
visites de la capitale, ainsi qu’une escapade à Ispahan avec mon amoureux,
dans un hôtel où deux chambres nous étaient réservées (n’étant pas mariés,
la loi nous interdisait de partager la même chambre). Tout était fait pour
notre confort et notre bien-être. Une délicatesse particulière m’était
exprimée par les femmes qui, dans la plus grande discrétion, me disaient :
« … Nous savons bien que ce n’est pas facile, mais votre venue, votre
présence sur scène, votre audace à chanter avec votre violoncelle qui vibre
si fort si près de votre corps, votre manière libre de laisser vos
sentiments remplir toute une salle, votre aisance à prendre la parole, tout
ce que vous donnez est pour nous une forme de complicité qui nous force au
courage et à l’envie de garder l’espoir. Nous vous remercions d’être venue
jusqu’à nous… »
J’ai beaucoup communiqué avec les femmes mais très peu avec les hommes. Je
n’avais pas le droit de serrer la main aux hommes, je devais garder mes
distances. Je n’ai pu remercier le président de l’université pour son
invitation que par des courbettes.
Le port de la tenue imposée par les lois islamiques m’étouffait. Pendant les
concerts, j’étais prise de bouffées d’angoisse, surtout lors du deuxième
voyage, car je reconnaissais cette situation oppressante et ce non-sens à
m’exprimer sur scène en engageant le plus profond de mon être, dissimulée
derrière une tenue sinistre. Sans compter que l’on entend très mal avec un
épais foulard qui couvre les oreilles. J’ai reçu un choc en apprenant que je
serais accompagnée par une autre personne sur scène durant l’interprétation
d’une œuvre pour violoncelle seul… car une femme,
en Iran, n’a pas le droit de s’exprimer seule sur scène. Je me souviens aussi de ces immenses salles
aux acoustiques splendides, pleines à craquer après les bousculades que la
foule avait à dépasser pour accéder aux événements. Je me souviens de ce
public avec les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, et la police
islamique, debout en fond de salle, qui veillait à faire respecter l’ordre.
Une attention très soutenue se dégageait du public, et sa forte présence
portait notre communication à un rare degré d’intensité.
Je me souviens aussi d’une situation assez drôle : durant les répétitions
avec l’orchestre, je me retournais souvent pour signaler à mes collègues que
je trouvais leur jeu magnifique, mais privée de mots, je leur montrais mon
pouce levé. L’expression des visages ne traduisait rien de décelable
pourtant, au bout de quelques heures de répétitions, ma traductrice, très
gênée, était venue me dire que ce signe, en Iran, signifie un doigt
d’honneur… Cela nous a donné l’occasion de partager un bon fou rire !
Lors de mon deuxième séjour, mon plus jeune fils, alors âgé de quelques
mois, était du voyage. Je me souviens lui avoir donné le sein durant
l’entracte d’un de nos concerts. Ses cris et sa faim, et la réponse que
j’avais souhaité y apporter, m’ont ouvert les portes d’un moment d’une
infinie tendresse : les musiciens qui m’entouraient souriaient, et
m’assuraient l’entière protection face à l’incursion d’un représentant de
l’autorité qui aurait pu me surprendre dévoilant ainsi mon corps pour
nourrir mon enfant. Il y a les lois, mais heureusement, il y a aussi la
force des rencontres. La finesse et la bienveillance de toutes les personnes
avec qui j’ai échangé lors de mes deux séjours ont rendu l’expérience plus
humaine. Pourtant, la vie est dure au quotidien en Iran, le pouvoir est
présent en tous lieux. Difficile d’imaginer supporter cela toute une vie.
La musique d’Alireza Mashayekhi signifie beaucoup pour moi. Elle me
surprend, me fait découvrir des possibles que je ne connais pas de moi. Elle
m’accompagne vers l’expression de sentiments profonds avec une sincérité
totale et me demande d’inviter en moi une infinie liberté. Mais cette forme
de liberté est intime, et comme elle se passe de mot et d’image, elle est en
quelque sorte protégée. D’autres, en revanche, sont bien plus en danger. Il
est plus que jamais temps de comprendre, de défendre, et de vivre nos
libertés conquises. Tout comme la musique, la liberté est chose sublime,
subtile, et fragile à la fois.
Marie-Thérèse Grisenti
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Un piano rescapé
La musique d’Alireza Mashayekhi est pour moi régulièrement à l’origine
d’expériences fortes et inattendues. La première a été la découverte
d’œuvres pour piano solo, pour violoncelle et piano, et pour ensemble de
percussions traditionnelles et piano. Chacune de ces œuvres représente un
univers différent. Les unes sont directement issues de la musique
traditionnelle persane, les autres offrent un alliage captivant de langages
orientaux et occidentaux, de modernité et de tradition.
Notre premier voyage à Téhéran a d'abord permis la rencontre inoubliable
avec le compositeur, un personnage riche de diverses cultures et
profondément marqué par l'Histoire du vingtième siècle. L'aspect essentiel
qui se dégage du travail des œuvres avec lui, c'est qu'Alireza Mashayekhi
apprécie avant tout que les musiciens se sentent libres en jouant sa
musique. Malgré toute la précision de la partition, la gestion du rythme, de
la pulsation et du temps en général devient à chaque interprétation une
expérience unique et non reproductible. Certains passages même des sonates
pour violoncelle et piano demandent à chacun d'avoir sa propre pulsation, et
proposent alors à l'auditeur une perception homogène de discours musicaux
tout à fait disparates. La recherche de sonorités éloignées de l'identité
commune des instruments passionne également le compositeur, allant parfois
jusqu'à des sons d'une modernité extrême.
La rencontre avec les musiciens de l'Orchestre iranien pour la musique
nouvelle a également été mémorable. Nous nous sommes, Marie-Thérèse et moi,
retrouvés tour à tour immergés avec nos instruments dans le halo sonore de
leurs târ, setâr, daf et tombak, tous magnifiquement joués, avec une qualité
de présence inestimable.
Tout au long de nos voyages en Iran, j'ai été saisi par le contraste entre
le cadre austère imposé par l'institution en ces années 2000, et
l'authenticité chaleureuse, l'envie de communiquer et de connaître l'autre,
évidente chez toutes les personnes que nous avons rencontrées.
Chaque répétition et chaque concert se déroulaient sous le contrôle de
policiers, répartis aux quatre coins de la salle. Pour le public, une moitié
de la salle était réservée aux femmes, l'autre aux hommes. Toutes les femmes
sur scène, iraniennes ou non, (je pense à Marie-Thérèse qui a dû se plier à
cette règle) portaient la tenue vestimentaire droite et uniforme
obligatoire, et portaient le voile de la manière stricte prônée par
l'autorité religieuse et politique, qui impose la dissimulation de tous les
cheveux et des oreilles. Difficile, dans ces conditions, d'imaginer la libre
expression et la libre communication entre les individus.
La musique, heureusement, parvenait à transcender
ces obstacles, car on sentait à quel point elle était vitale,
tant pour les musiciennes et musiciens sur scène que pour le public dans la
salle, policiers compris.
Les œuvres de musique française (Debussy et Messiaen) que nous interprétions
entre les pièces d'Alireza Mashayekhi, étaient acclamées avec autant de
ferveur que ces dernières. Toutefois, le titre de la « Louange à l'Éternité
de Jésus » avait dû être raccourci à son seul premier substantif, afin de ne
pas heurter la sensibilité des autorités.
L'acoustique de la salle de l'Université des beaux-arts, comme celle de
l'ancien Opéra, était magnifique. Le vieux, mais somptueux Steinway de
concert, un des rares rescapés parmi les centaines
de pianos détruits à la hache lors de la Révolution de 1979, était soigné dans ses moindres détails
par trois techniciens jusqu'à la dernière minute avant chaque concert. Le
bloc mécanique, posé sur le couvercle du piano, recevait avec le plus grand
professionnalisme les derniers pansements qui lui permettraient de tenir
tout le concert, car certaines pièces de rechange étaient introuvables à
Téhéran. En définitive, c'est un piano sublime qu'il m'était permis de jouer
à chaque concert !
Lors de notre deuxième tournée de concerts, en 2007, les choses semblaient
s'être encore complexifiées du point de vue de l'organisation. Nous n'avons
d'ailleurs pas eu autant de possibilités de découvrir Téhéran que
précédemment, et n'avons pas quitté la ville durant notre séjour. Mais,
les
trois concerts prévus, qui étaient tous annulés, sans que nous le sachions,
lorsque Alireza Mashayekhi nous a donné le feu vert pour prendre l'avion
vers Téhéran, ont finalement tous eu lieu, salles combles (malgré les
concerts annoncés en dernière minute) et débordantes d'enthousiasme.
À chaque fois que nous jouons les œuvres d'Alireza Mashayekhi, que ce soit
lors de ces concerts mémorables à Téhéran, ou partout en Europe où nous
avons proposé ce répertoire, il se passe quelque chose d'unique,
d'essentiel, dont le public témoigne la perception. Lors des séances
d'enregistrement de sa musique à Paris, Alireza Mashayekhi était présent.
L'expérience était tout à fait différente de celle des concerts, mais elle
était encore unique et très intense.
Marc Vitantonio
| Alireza Mashayekhi est né à Téhéran en 1940. En Iran, il reçoit une
éducation musicale remarquable auprès de Lotfollah Mofakham Payan en musique
traditionnelle iranienne, Hossein Nasehi en composition et Ophelia Kombajian
en piano. Il poursuit ensuite ses études à l'Akademie für Musik und
Darstellen de Vienne auprès de Karl Schiske et Hanns Jelinek. Durant son
séjour en Europe, il explore un large spectre de la musique occidentale, en
particulier celle du XXe siècle. Ajoutée à son attachement à la culture
iranienne, cette expérience est le terreau de son développement artistique.
Alireza Mashayekhi se perfectionne en musique électronique et numérique à
Utrecht, aux Pays-Bas, puis séjourne en Allemagne avant de s'installer aux
USA où il vit et développe son art durant de nombreuses années. De retour en
Iran après la révolution islamique, Alireza Mashayekhi s’engage dans la
transmission de son savoir et la préservation de son art : il enseigne la
composition à l'Université des beaux-arts de Téhéran, et fonde l'Orchestre
iranien pour la musique nouvelle. Il prend également la direction artistique
de festivals et s’investit dans la programmation régulière de concerts,
enrichissant ainsi le contact de son pays avec le reste du monde par le
biais de collaborations artistiques. Alireza Mashayekhi est un des pionniers
de la musique contemporaine en Iran. Reconnu aussi sur la scène
internationale, son œuvre est jouée dans le monde entier depuis plus de
35 ans.
Alireza Mashayekhi, qui a sa propre thèse philosophique sur la musique,
défend l'idée que nous ne pouvons découvrir la « vérité » qu'à travers les
structures multi-logiques de la pensée artistique pour comprendre les
contradictions que ladite « vérité » porte en elle-même. Il nomme sa manière
de structurer sa musique la « quête du méta-X » et soutient qu'en
abandonnant la résolution séquentielle de problèmes qui domine la logique
– surtout depuis Newton – nous sommes capables de poursuivre simultanément
un certain nombre de X.
Son œuvre, prolifique et d'une inventivité
éblouissante, tisse des liens entre les musiques occidentales et les
musiques persanes. Ses compositions peuvent être directement inspirées par
la musique iranienne, d’autres sans lien avec cette source, d’autres encore,
se distinguent par leur caractère multiculturel. Différents supports de
création jalonnent son œuvre – partitions, bandes magnétiques, vidéos – sans
trahir l'une des principales caractéristiques de l'art persan et islamique,
qui tend vers l'unité dans la multiplicité par la collection cohérente
d'objets apparemment contradictoires. Selon Alireza Mashayekhi, cette
expression artistique permet à l'homme de voir les formes de la nature et de
la multiplicité comme autant de reflets de l'Unité. C'est le pont de la
périphérie au Centre, du relatif à l'Absolu, du fini à l'Infini et de la
multiplicité à l'Unité.
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Les sonates pour violoncelle et piano d’Alireza Mashayekhi
Alireza Mashayekhi a composé de nombreuses pièces pour le violoncelle,
instrument qu'il affectionne tout particulièrement. L'écriture de ses 5
sonates pour violoncelle et piano, dont la majeure partie lui a été inspirée
par sa collaboration avec Marie-Thérèse Grisenti et Marc Vitantonio, est
représentative de l'évolution de son langage au fil des ans. Selon Alireza
Mashayekhi, l'ère de la forme sonate, telle qu'on l’a connue depuis le
XVIIIe siècle, est tout à fait révolue mais l'intérêt de la dialectique, de
la structuration d'une musique basée sur des éléments contrastés et mis en
opposition, demeure plus que jamais, quelle que soit l'évolution du langage.
Chacune de ses sonates est conçue d'abord comme une mise en relief
d’éléments opposés ou contrastés, dont le développement tend ensuite vers
l'unité. La structure générale des sonates diffère selon la période de
composition. L'écriture de la Sonate I est concentrée en un seul mouvement.
Dans la Sonate II, les motifs et les thèmes évoluent selon une perception
plus relative du temps. La Sonate III, en un seul mouvement, concrétise cet
assouplissement de la pulsation, selon notamment un principe d'écriture
aléatoire, qui place tantôt les interprètes en situation d’improvisation sur
des motifs donnés, tantôt en situation de contextes temporels distincts l'un
de l'autre. Les deux dernières sonates sont le reflet du multiculturalisme,
philosophie chère au compositeur : tandis que la Sonate IV est inspirée par
des motifs traditionnels persans, la Sonate V revient à la tonalité. On
retrouve dans l'intégralité de ces sonates la singularité et la sincérité du
langage d'Alireza Mashayekhi.
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